XII
ZEITLICH – ENTWICKELUNGSGESCHICHTE

 

 

 

L'image de la mort.

La personne propre du dormeur.

Le nom. La loi.

De l'avenir au passé.

 

 

Alain soulignait que l'on ne comptait pas les colonnes sur l'image mentale que l'on avait du Panthéon. A quoi je lui aurais volontiers répondu – sauf l'architecte du Panthéon. Nous voilà introduits, par cette petite porte, aux rapports du réel, de l'imaginaire et du symbolique.

 

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M. Hyppolite : – Peut-on vous poser une question sur la structure de l'image optique ? Je voudrais vous demander des précisions matérielles. Si j'ai bien compris la structure matérielle, il y a un miroir sphérique, et l'objet a son image réelle renversée au centre du miroir. Cette image serait sur un écran. Au lieu de se faire sur un écran, nous pouvons l'observer à l'oeil.

 

Parfaitement. Parce que c'est une image réelle, pour autant que l'oeil accommode sur un certain plan, désigné par l'objet réel. Dans l'expérience amusante dont je m'inspire, il s'agissait d'un bouquet renversé qui venait se situer dans l'encolure d'un vase réel. Pour autant que l'oeil accommode sur l'image réelle, il la voit. Elle se forme nettement dans la mesure où les rayons lumineux viennent tous converger sur un même point d'espace virtuel, c'est-à-dire dans la mesure où, à chaque point de l'objet, correspond un point de l'image.

 

M. Hyppolite :Si l'oeil est placé dans le cône lumineux, il voit l'image. Sinon, il ne la voit pas.

 

L'expérience prouve que, pour qu'elle soit perçue, il est nécessaire que l'observateur soit assez peu écarté de l'axe du miroir sphérique, dans une sorte de prolongement de l'ouverture de ce miroir.

 

M. Hyppolite :Dans ce cas-là, si nous mettons un miroir plan, le miroir plan donne de l'image réelle considérée comme l'objet une image virtuelle.

 

Tout ce qui peut se voir directement peut se voir aussi dans un miroir. C'est exactement comme s'il était vu formant un ensemble composé d'une partie réelle et d'une partie virtuelle symétriques, se correspondant deux à deux. La partie virtuelle correspond à la partie réelle opposée, et inversement, de sorte que l'image virtuelle dans le miroir est vue comme le serait l'image réelle, qui fait fonction d'objet dans cette occasion, par un observateur imaginaire, virtuel, qui est dans le miroir, à la place symétrique.

 

M. Hyppolite :J'ai recommencé les constructions, comme au temps du bachot ou du PCB. Mais ici, il y a aussi l'oeil qui regarde dans le miroir pour apercevoir l'image virtuelle de l'image réelle.

 

Du moment que je peux apercevoir l'image réelle, je la verrai aussi bien, plaçant le miroir à mi-chemin, apparaître de là où je suis, c'est-à-dire à une place qui peut varier entre l'image réelle et le miroir sphérique, ou même derrière lui. Je verrai apparaître dans le miroir, ou pour peu qu'il soit convenablement placé, c'est-à-dire qu'il soit perpendiculaire à la ligne axiale de tout à l'heure, la même image réelle se profilant sur le fond confus donnera dans un miroir plan la concavité d'un miroir sphérique.

 

M. Hyppolite :Quand je regarde dans ce miroir, j'aperçois tout à la fois le bouquet de fleurs virtuel et mon oeil virtuel.

 

Oui, pour peu que mon oeil réel existe, et ne soit pas lui-même un point abstrait. Car j'ai souligné que nous ne sommes pas un oeil. Et je commence à entrer, là, dans l'abstraction.

 

M. Hyppolite :Donc, j'ai bien compris l'image. Il reste la correspondance symbolique.

 

C'est ce que je vais tâcher de vous expliquer un peu.

 

M. Hyppolite :Quel est le jeu des correspondances entre l'objet réel, les fleurs, l'image réelle, l'image virtuelle, l'oeil réel et l'oeil virtuel ? Commençons par l'objet réel – que représentent pour vous les fleurs réelles ?

 

L'intérêt de ce schéma est, bien entendu, qu'il peut se prêter à plusieurs usages. Freud a déjà construit quelque chose de semblable, et nous a tout spécialement indiqué dans la Traumdeutung et dans l’Abriss, que c'était à partir des phénomènes imaginaires que devaient être conçues les instances psychiques. Il a fait dans la Traumdeutung le schéma des épaisseurs où s'inscrivent perceptions et souvenirs, les uns composant le conscient, les autres l'inconscient, venant se projeter avec la conscience et éventuellement fermer la boucle stimulus-réponse, par quoi on essayait à cette époque de faire comprendre le circuit du vivant. Nous pouvons y voir comme la superposition de pellicules photographiques. Mais il est certain que ce schéma est imparfait. Car...

 

M. Hyppolite :Je me suis déjà servi de votre schéma. Je cherche les premières correspondances.

 

Les correspondances primitives ? Nous pouvons, pour fixer les idées, donner à l'image réelle, laquelle est en fonction de contenir et, du même coup, d'exclure un certain nombre d'objets réels, la signification des limites du moi. Seulement si vous donnez telle fonction à un élément du modèle, tel autre prendra nécessairement telle autre fonction. Tout n'est ici que de l'usage de relations.

 

M. Hyppolite :Est-ce qu'on pourrait, par exemple, admettre que l'objet réel signifie la Gegenbild, la réplique sexuelle du moi ? Dans le schéma animal, le mâle trouve la Gegenbild, c'est-à-dire sa contrepartie complémentaire dans la structure.

 

Puisqu'il faut une Gegenbild...

 

M. Hyppolite :Le mot est de Hegel.

 

Le terme même de Gegenbild implique correspondance à une Innenbild, ce qui revient à la correspondance de l’lnnenwelt et de l’Umwelt.

 

M. Hyppolite :Ce qui m'amène à dire que si l'objet réel, les fleurs, représente l'objet réel corrélatif du sujet animal percevant, alors l'image réelle du pot de fleurs représente la structure imaginaire reflétée de cette structure réelle.

 

Vous ne pouvez pas mieux dire. C'est exactement ce qui se passe quand il ne s'agit que de l'animal. Et c'est ce qui se passe dans ma première construction, quand il n'y a que le miroir sphérique, quand l'expérience se limite à montrer que l'image réelle vient se mêler aux choses réelles. C'est là en effet une façon dont nous pouvons nous représenter l'Innenbild qui permet à l'animal de rechercher son partenaire spécifique, à la façon dont la clef recherche une serrure ou dont la serrure recherche la clef, de diriger sa libido là où elle doit l'être pour la propagation de l'espèce. Je vous ai fait remarquer que, dans cette perspective, nous pouvons déjà saisir d'une façon impressionniste le caractère essentiellement transitoire de l'individu par rapport au type.

 

M. Hyppolite :Le cycle de l'espèce.

 

Non seulement le cycle de l'espèce, mais le fait que l'individu est tellement captif du type que, par rapport à ce type, il s'anéantit. Il est, comme dirait Hegel – je ne sais s'il l'a dit – déjà mort par rapport à la vie éternelle de l'espèce.

 

M. Hyppolite : – J'ai fait dire cette phrase à Hegel, en commentant votre image – qu'en fait, le savoir, c'est-à-dire l'humanité, est l'échec de la sexualité.

 

Nous allons là un petit peu vite.

 

M. Hyppolite : – Ce qui est important pour moi est que l'objet réel peut être pris comme la contrepartie réelle, qui est de l'ordre de l'espèce, de l'individu réel. Mais se produit alors un développement dans l’imaginaire, qui permet que cette contrepartie dans le seul miroir sphérique devienne aussi une image réelle, une image qui fascine, comme telle, en l'absence même de l'objet réel qui s'est projeté dans l'imaginaire, image qui fascine l'individu et le capte jusqu'au miroir plan.

 

Vous savez combien il est délicat de mesurer ce qui est et n'est pas perçu par l'animal, car chez lui comme chez l'homme, la perception semble aller beaucoup plus loin que ce qu'on peut mettre en valeur dans des comportements expérimentaux, c'est-à-dire artificiels. Il nous arrive de nous apercevoir qu'il peut faire des choix à l'aide de choses que nous ne soupçonnions pas. Néanmoins, nous savons que, quand il est pris dans le cycle d'un comportement de type instinctuel, il se produit chez lui un épaississement, une condensation, une opacification, de la perception du monde extérieur. L'animal est alors tellement englué dans certaines conditions imaginaires que c'est là même où il lui serait la plus utile de ne pas se tromper que nous le leurrons le plus facilement. La fixation libidinale sur certains termes se présente là comme une espèce d'entonnoir.

C'est de là que nous partons. Mais, s'il est nécessaire de constituer un appareil un peu plus complexe et astucieux pour l'homme, c'est que ça ne se produit pas comme ça pour lui.

 

Puisque c'est vous qui avez eu la gentillesse de me relancer aujourd'hui, je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas à rappeler le thème hégélien fondamental – le désir de l'homme est le désir de l'autre.

C'est bien ce qui est exprimé dans le modèle par le miroir plan. C'est là aussi que nous retrouvons le stade du miroir classique de Jacques Lacan, ce moment de virage qui apparaît dans le développement où l'individu fait de sa propre image dans le miroir, de lui-même, un exercice triomphant. Nous pouvons, par certaines corrélations de son comportement, comprendre qu'il s'agit là, pour la première fois, d'une saisie anticipée de la maîtrise.

Nous touchons aussi là du doigt quelque chose d'autre, qui est ce que j'ai appelé l’Urbild, Bild dans un autre sens que celui qui vous servait tout à l'heure – le premier modèle où se marque le retard, le décollement de l'homme par rapport à sa propre libido. Cette béance fait qu'il y a une différence radicale entre la satisfaction d'un désir et la course après l'achèvement du désir – le désir est essentiellement une négativité, introduite à un moment qui n'est pas spécialement originel, mais qui est crucial, tournant. Le désir est saisi d'abord dans l'autre, et sous la forme la plus confuse. La relativité du désir humain par rapport au désir de l'autre, nous la connaissons dans toute réaction où il y a rivalité, concurrence, et jusque dans tout le développement de la civilisation, y compris dans cette sympathique et fondamentale exploitation de l'homme par l'homme dont nous ne sommes pas près de voir la fin, pour la raison qu'elle est absolument structurale, et qu'elle constitue, admise une fois pour toutes par Hegel, la structure même de la notion du travail. Certes, il ne s'agit plus là du désir, mais de la médiation complète de l'activité en tant que proprement humaine engagée dans la voie des désirs humains.

Le sujet repère et reconnaît originellement le désir par l'intermédiaire, non seulement de sa propre image, mais du corps de son semblable. C'est à ce moment-là exactement que s'isole chez l'être humain la conscience en tant que conscience de soi. C'est pour autant que c'est dans le corps de l'autre qu'il reconnaît son désir que l'échange se fait. C'est pour autant que son désir est passé de l'autre côté qu'il s'assimile le corps de l'autre et qu'il se reconnaît comme corps.

Rien ne permet d'affirmer que l'animal ait une conscience séparée de son corps comme tel, que sa corporéité soit pour lui un élément objectivable...

 

M. Hyppolite : – Statutaire, dans le double sens.

 

Exactement. Alors qu'il est certain que, s'il y a pour nous une donnée fondamentale avant même toute émergence du registre de la conscience malheureuse, c'est bien la distinction de notre conscience et de notre corps. Cette distinction fait de notre corps quelque chose de factice, dont notre conscience est bien impuissante à se détacher, mais dont elle se conçoit – ces termes ne sont peut-être pas les plus adéquats – comme distincte.

La distinction de la conscience et du corps se fait dans ce brusque interchangement de rôles qui a lieu dans l'expérience du miroir quand il s'agit de l'autre.

Mannoni nous disait hier soir que, dans les rapports interpersonnels, quelque chose de factice s'introduit toujours, qui est la projection de l'autrui sur nous-même. Cela tient sans doute au fait que nous nous reconnaissons comme corps pour autant que ces autres, indispensables pour reconnaître notre désir, ont aussi un corps, ou plus exactement, que nous l'avons comme eux.

 

M. Hyppolite : – Ce que je comprends mal, plutôt que la distinction de soi-même et du corps, c'est la distinction de deux corps.

 

Bien sûr.

 

M. Hyppolite : – Puisque le soi se représente comme le corps idéal, et qu'il y a le corps que je sens, il y a deux... ?

 

Non, certainement pas. C'est là où la découverte freudienne prend sa dimension essentielle – l'homme, dans ses premières phases, n'arrive pas d'emblée, d'aucune façon, à un désir surmonté. Ce qu'il reconnaît et fixe dans cette image de l'autre, c'est un désir morcelé. Et l'apparente maîtrise de l'image du miroir lui est donnée, au moins virtuellement, comme totale. C'est une maîtrise idéale.

 

M. Hyppolite : – C'est ce que j'appelle le corps idéal.

 

C'est l’Ideal-Ich. Son désir, lui, au contraire, n'est pas constitué. Ce que le sujet trouve dans l'autre, c'est d'abord une série de plans ambivalents, d'aliénations de son désir – d'un désir encore en morceaux. Tout ce que nous connaissons de l'évolution instinctuelle nous en donne le schéma, puisque la théorie de la libido dans Freud est faite de la conservation, de la composition progressive d'un certain nombre de pulsions partielles, qui réussissent ou ne réussissent pas à aboutir à un désir mûr.

 

M. Hyppolite : – Je crois que nous sommes bien d'accord. Oui ? Vous disiez pourtant non tout à l'heure. Nous sommes bien d'accord. Si je dis deux corps, ça veut dire simplement que ce que je vois constitué soit dans l'autre, soit dans ma propre image dans le miroir, c'est ce que je ne suis pas, et en fait ce qui est au-delà de moi. C'est ce que j'appelle le corps idéal, statutaire, ou statue. Comme dit Valéry dans La Jeune Parque – Mais ma statue en même temps frissonne, c'est-à-dire se décompose. Sa décomposition est ce que j'appelle l'autre corps.

 

Le corps comme désir morcelé se cherchant, et le corps comme idéal de soi, se reprojettent du côté du sujet comme corps morcelé, pendant qu'il voit l'autre comme corps parfait. Pour le sujet, un corps morcelé est une image essentiellement démembrable de son corps.

 

M. Hyppolite : – Les deux se reprojettent l'un sur l'autre en ce sens que, tout à la fois, il se voit comme statue et se démembre en même temps, projette le démembrement sur la statue, et ce dans une dialectique non finissable. Je m'excuse d'avoir répété ce que vous aviez dit, pour être sûr d'avoir bien compris.

 

Nous ferons, si vous voulez, un pas de plus tout à l'heure.

Enfin, le réel, comme de bien entendu, est là en deçà du miroir. Mais qu'y a-t-il au-delà? Il y a d'abord, nous l'avons déjà vu, l'imaginaire primitif de la dialectique spéculaire avec l'autre.

Cette dialectique fondamentale introduit déjà la dimension mortelle de l'instinct de mort, en deux sens. D'abord, la captation libidinale comporte pour l'individu une valeur irrémédiablement mortelle, pour autant qu'elle est soumise à l’x de la vie éternelle. Deuxièmement – et c'est le point qui est souligné par la pensée de Freud, mais qui n'est pas complètement distingué dans Au-delà du principe du plaisir – l'instinct de mort prend chez l'homme une signification autre en ceci que sa libido est originellement contrainte de passer par une étape imaginaire.

De plus, cette image d'image, c'est ce qui, chez l'homme porte atteinte à la maturité de la libido, à l'adéquation de la réalité à l'imaginaire qu'il y aurait en principe, par hypothèse, – car, après tout, qu'en savons-nous ? – chez l'animal. La sûreté du guidage est chez lui tellement plus évidente que c'est de là même qu'est sorti le grand fantasme de la natura mater, l'idée même de la nature, par rapport à quoi l'homme se représente son inadéquation originelle, qu'il exprime de mille façons. On peut la repérer, d'une façon parfaitement objectivable, dans sa toute spéciale impuissance à l'origine de la vie. Cette prématuration de la naissance, ce n'est pas les psychanalystes qui l'ont inventée. Histologiquement, l'appareil qui joue dans l'organisme le rôle d'appareil nerveux, encore sujet à discussion, est inachevé à la naissance. L'homme a atteint l'achèvement de sa libido avant que d'en rejoindre l'objet. C'est par là que s'introduit cette faille spéciale qui se perpétue chez lui dans la relation à un autre infiniment plus mortel pour lui que pour tout autre animal. Cette image du maître, qui est ce qu'il voit sous la forme de l'image spéculaire, se confond chez lui avec l'image de la mort. L'homme peut être en présence du maître absolu. Il y est originellement, qu'on le lui ait enseigné ou pas, pour autant qu'il est soumis à cette image.

 

M. Hyppolite : – L'animal est soumis à la mort quand il fait l'amour, mais il n'en sait rien.

 

Tandis que l'homme, lui le sait. Il le sait et il l'éprouve.

 

M. Hyppolite : – Cela va jusqu'à ceci, que c'est lui qui se donne la mort. Il veut par l'autre sa propre mort.

 

Nous sommes bien tous d'accord que l'amour est une forme de suicide.

 

Dr Lang : – Il y a un point sur lequel vous avez insisté, et je n'ai pas bien saisi la portée de cette insistance. C'est le fait qu'il faut être dans un certain champ par rapport à l'appareillage en question.

 

 

Je vois que je n'ai pas assez montré le bout de l'oreille car vous avez vu le bout de l'oreille, mais pas son point d'insertion.

Ce dont il s'agit peut jouer, là aussi, sur plusieurs plans. Nous pouvons interpréter les choses au niveau de la structuration, ou de la description, ou du maniement de la cure. Il est particulièrement commode d'avoir un schéma tel que ce soit de la mobilisation d'un plan de réflexion que dépende à un moment donné l'apparence de l'image – le sujet restant toujours à la même place. On ne peut voir l'image avec une suffisante complétude que d'un certain point virtuel d'observation. Vous pouvez faire changer ce point virtuel comme vous voulez. Or, quand le miroir vire, qu'est-ce qui change?

Ce ne sera pas seulement le fond, à savoir ce que le sujet peut voir au fond, par exemple lui-même – ou un écho de lui-même, comme le faisait remarquer M. Hyppolite. En effet, quand on fait bouger un miroir plan, il y a un moment où un certain nombre d'objets sortent du champ. Ce sont évidemment les plus proches qui sortent en dernier lieu, ce qui peut déjà servir à expliquer certaines façons dont se situe l'Ideal-Ich par rapport à quelque chose d'autre que je laisse pour à présent sous forme énigmatique, et que j'ai appelé l'observateur. Vous pensez bien qu'il ne s'agit pas seulement d'un observateur. Il s'agit en fin de compte de la relation symbolique, à savoir du point à partir duquel on parle, il est parlé.

Mais ce n'est pas seulement ça qui change. Si vous inclinez le miroir, l'image elle-même change. Sans que l'image réelle bouge du seul fait que le miroir change, l'image que le sujet, placé du côté du miroir sphérique, verra dans ce miroir, passera d'une forme de bouche à une forme de phallus, ou d'un désir plus ou moins complet à ce type de désir que j'appelais tout à l'heure morcelé. En d'autres termes, ce fonctionnement permet de montrer ce qui a toujours été l'idée de Freud, à savoir les corrélations possibles de la notion de régression topique avec la régression qu'il appelle zeitlich-Entwickelungsgeschichte – ce qui montre bien combien lui-même était embarrassé avec la relation temporelle. Il dit zeitlich, c'est-à-dire temporel, puis un tiret, et – de l'histoire du développement, alors que vous savez bien quelle contradiction interne il y a entre le terme Entwickelung et le terme Geschichte. Il conjoint ces trois termes, et puis, débrouillez-vous.

Mais si nous n'avions pas à nous débrouiller, il n'y aurait pas besoin que nous soyons là. Et ce serait bien malheureux.

Allez-y, Perrier, sur les Compléments métapsychologiques à la doctrine des rêves.

 

 

2

 

Dr Perrier : – Oui, ce texte...

 

Ce texte vous a paru un peu embêtant ?

 

Dr Perrier : – En effet. Je pense que le mieux serait sans doute d'en brosser un schéma. C’est un article que Freud introduit en nous disant qu'il est instructif d'établir un parallèle entre certains symptômes morbides, et les prototypes normaux qui nous permettent de les étudier, par exemple, le deuil et la mélancolie, le rêve, le sommeil et certains états narcissiques.

 

A propos, il emploie le terme de Vorbild ce qui va bien dans le sens du terme de Bildung, pour désigner les prototypes normaux.

 

Dr Perrier : – Freud en vient à l’étude du rêve dans le but qui apparaîtra à la fin de l'article, d'approfondir l'étude de certains phénomènes tels qu'on les rencontre dans les affections narcissiques, dans la schizophrénie par exemple.

 

Les préfigurations normales dans une affection morbide, Normalvorbilden-Krankheitsaffektion.

 

Dr Perrier : – Alors, il nous dit que le sommeil est un état de dévêtement psychique, qui ramène le dormeur à un état analogue à l'état primitif foetal, et l'amène également à se dévêtir de toute une partie de son organisation psychique, comme on se défait d'une perruque, de ses fausses dents, de ses vêtements, avant de s'endormir.

 

Il est très amusant qu'à propos de cette image qu'il nous donne du narcissisme du sujet, dont il fait l'essence fondamentale du sommeil, Freud ajoute cette remarque, qui ne semble pas aller dans une direction bien physiologique, que ce n'est pas vrai pour tous les êtres humains. Sans doute est-il d'usage de quitter ses vêtements, mais on en remet d'autres. Voyez l'image qu'il nous sort tout d'un coup, quitter ses lunettes – nous sommes un certain nombre à être doués des infirmités qui les rendent nécessaires – mais aussi ses fausses dents, ses faux cheveux. Image hideuse de l'être qui se décompose. On accède ainsi à ce caractère partiellement décomposable, démontable, du moi humain, si imprécis quant à ses limites. Les fausses dents assurément ne font pas partie de mon moi, mais jusqu'à quel point mes vraies dents en font-elles partie ? – puisqu'elles sont si remplaçables. L'idée du caractère ambigu, incertain des limites du moi est là mise au premier plan, en portique de l'introduction à l'étude métapsychologique du rêve. La préparation au sommeil nous en livre la signification.

 

Dr Perrier : – Dans le paragraphe suivant, Freud en vient à quelque chose qui semble être le raccourci de tout ce qu'il va étudier par la suite. Il rappelle que quand on étudie les psychoses, on constate qu'on est chaque fois mis en présence de régressions temporelles, c'est-à-dire de ces points jusqu’auxquels chaque cas revient sur les étapes de sa propre évolution. Il nous dit alors que l'on constate de telles régressions l'une dans l'évolution du moi, et l'autre dans l'évolution de la libido. La régression de l'évolution de la libido dans ce qui correspond à tout cela dans le rêve amènera, dit-il, au rétablissement du narcissisme primitif. La régression de l'évolution du moi dans le rêve également amènera à la satisfaction hallucinatoire du désir. Cela, a priori, ne semble pas extrêmement clair, tout au moins pour moi.

 

Ce serait peut-être un peu plus clair avec notre schéma.

 

Dr Perrier : – On peut déjà le pressentir, en remarquant que Freud part de régressions temporelles, de régressions dans l'histoire du sujet. De ce fait, la régression dans l'évolution du moi amènera à cet état tout à fait élémentaire, primordial, non élaboré, qui est la satisfaction hallucinatoire du désir. Il va d'abord nous faire recheminer avec lui dans l'étude du processus du rêve, et en particulier, dans l'étude du narcissisme du sommeil, en fonction même de ce qui se passe, c'est-à-dire du rêve. Il parle tout d'abord de l'égoïsme du rêve, et c'est un terme qui choque un peu pour le comparer au narcissisme.

 

Comment justifie-t-il l'égoïsme du rêve?

 

Dr Perrier : – Il dit que dans le rêve, c'est toujours la personne du dormeur qui est le personnage central.

 

Et qui joue le principal rôle. Qui est-ce qui peut me dire ce qu'est exactement agnosieren ? C'est un terme allemand que je n'ai pas trouvé. Mais son sens n'est pas douteux – il s'agit de cette personne qui doit toujours être reconnue comme la personne propre, als die eigene Person zu agnosieren. Quelqu'un peut-il me donner une indication sur l'usage de ce mot? Freud n'emploie pas anerkennen, ce qui impliquerait la dimension de la reconnaissance au sens où nous l'entendons sans cesse dans notre dialectique. La personne du dormeur est à reconnaître, au niveau du quoi, de notre interprétation, ou de notre mantique ? Ce n'est pas tout à fait la même chose. Entre anerkennen et agnosieren, toute la différence de ce que nous comprenons à ce que nous savons, différence qui porte quand même la marque d'une ambiguïté fondamentale. Voyez comment Freud lui-même nous analyse le rêve célèbre de la monographie botanique dans la Traumdeutung. Plus nous avancerons et plus nous verrons ce qu'il y avait de génial dans ces premières approches vers la signification du rêve et de son scénario.

 

Mme X, peut-être pouvez-vous donner une indication sur cet agnosieren ?

 

Mme X : – Parfois Freud emploie des mots de Vienne. Ce mot n'est plus employé en allemand, mais le sens que vous avez donné est juste.

 

Intéressante, en effet, la signification du milieu viennois.

Freud nous donne à ce propos une appréhension très profonde de son rapport avec le personnage fraternel, avec cet ami-ennemi, dont il nous dit que c'est un personnage absolument fondamental dans son existence, et qu'il faut qu'il y en ait toujours un qui soit recouvert par cette sorte de Gegenbild. Mais en même temps, c'est par l'intermédiaire de ce personnage, incarné par son collègue du laboratoire – j'ai évoqué sa personne dans mes séminaires antérieurs, au tout début, quand nous avons un peu parlé des premières étapes de Freud dans la vie scientifique – c'est à propos et par l'intermédiaire de ce collègue, de ses actes, de ses sentiments, que Freud projette, fait vivre dans le rêve ce qui en est le désir latent, à savoir les revendications de sa propre agression, de sa propre ambition. De sorte que cette eigene Person est tout à fait ambiguë. C'est à l'intérieur même de la conscience du rêve, plus exactement à l'intérieur du mirage du rêve que nous devons chercher, dans la personne qui joue le rôle principal, la propre personne du dormeur. Mais justement, ce n'est pas le dormeur, c'est l'autre.

 

Dr Perrier : – Il se demande alors si narcissisme et égoïsme ne sont pas en vérité une seule et même chose. Et il nous dit que le mot de narcissisme ne sert qu'à souligner le caractère libidinal de l'égoïsme. Autrement dit, le narcissisme peut être considéré comme le complément libidinal de l’égoïsme. Dans une incidente, il parle du pouvoir du diagnostic du rêve, en nous rappelant qu'on perçoit souvent dans les rêves, d'une manière absolument inapparente à l'état de veille, certaines modifications organiques qui permettent de poser le diagnostic de quelque chose encore inapparent à l'état de veille. A ce moment, le problème de l’hypocondrie apparaît.

 

Alors, là, quelque chose d'un peu astucieux, d'un peu plus calé. Réfléchissez bien à ce que ça veut dire. Je vous ai parlé de l'échange qui se produit entre l'image du sujet et l'image de l'autre en tant qu'elle est libidinalisée, narcissisée, dans la situation imaginaire. Du même coup, de la même façon que chez l'animal, certaines parties du monde sont opacifiées et deviennent fascinantes, elle le devient elle aussi. Nous sommes capables d'agnosieren dans le rêve la personne propre du donneur à l'état pur. Le pouvoir de connaissance du sujet en est d'autant accru. A l'état de veille au contraire, du moins s'il n'a pas lu la Traumdeutung, il ne percevra pas dans sa suffisance les sensations de son corps capables d'annoncer lorsqu'il dort quelque chose d'interne, de cénesthésique. C'est justement pour autant que l'opacification libidinale dans le rêve est de l'autre côté du miroir, que son corps est, non pas moins bien senti, mais mieux perçu, mieux connu par le sujet.

Est-ce que vous saisissez là le mécanisme?

Dans l'état de veille, le corps de l'autre est renvoyé au sujet, aussi méconnaît-il beaucoup de choses de lui-même. Que l'ego soit un pouvoir de méconnaissance, c'est le fondement même de toute la technique analytique.

Cela va fort loin. Jusqu'à la structuration, l'organisation et du même coup la scotomisation – ici, je verrais assez bien l'emploi du terme – et à toutes sortes de choses qui sont autant d'informations qui peuvent venir de nous-même à nous-même – jeu particulier qui renvoie à nous cette corporéité, elle aussi d'origine étrangère. Et cela va jusqu'à – Ils ont des yeux pour ne point voir. Il faut toujours prendre les phrases de l'Évangile au pied de la lettre, sans cela évidemment on n'y comprend rien – on croit que c'est de l'ironie.

 

Dr Perrier : – Le rêve est aussi une projection, extériorisation d'un processus interne. Freud rappelle que l'extériorisation d'un processus interne est un moyen de défense contre le réveil. Dans la phobie hystérique, il y a cette même projection, qui est elle-même un moyen de défense, et qui vient remplacer une fonction intérieure. Seulement, dit-il, pourquoi l'intention de dormir se trouve-t-elle contrecarrée ? Elle peut l'être ou par une irritation venant de l’extérieur, ou par une excitation venant de l'intérieur. Le cas de l'obstacle intérieur est le plus intéressant, c'est celui qu'on va étudier.

 

Il faut bien suivre ce passage, car il permet de mettre un peu de rigueur dans l'usage, en analyse, du terme de projection. Nous en faisons perpétuellement l'usage le plus confus. En particulier, nous glissons tout le temps dans l'usage classique en parlant de la projection de nos sentiments sur le semblable. Ce n'est pas tout à fait ce dont il s'agit quand nous avons, par la force des choses, c'est-à-dire par la loi de cohérence du système, à user de ce terme en analyse. Si le prochain trimestre nous arrivons à aborder le cas Schreber et la question des psychoses, nous aurons à mettre les dernières précisions sur la signification que nous pouvons donner à la projection.

Si vous avez suivi ce que j'ai dit tout à l'heure, vous devez voir que c'est toujours du dehors que vient d'abord ce qu'on appelle ici le processus interne. C'est d'abord par l'intermédiaire du dehors qu'il est reconnu.

 

Dr Perrier : – Voilà une difficulté que j'ai rencontrée avec le Père Beirnaert et Andrée Lehmann qui m'ont aidé hier soir – le désir préconscient du rêve, qu'est-ce que c'est ?

 

Ce que Freud appelle le désir du rêve, c'est l'élément inconscient.

 

Dr Perrier : – Justement. Freud dit qu'il y a d'abord formation du désir préconscient du rêve, à l'état de veille je suppose, ce qui permet à la pulsion inconsciente de s'exprimer grâce au matériel, c'est-à-dire dans les restes diurnes préconscients. C'est là que vient la question qui m'a embarrassé. Après avoir utilisé le terme de désir préconscient du rêve, Freud dit qu'il n'a pas eu besoin d'exister à l'état de veille, et peut posséder déjà le caractère irrationnel propre à tout ce qui est inconscient. On le traduit en termes de conscient.

 

Ce qui est important.

 

Dr Perrier : – Il faut se garder, dit-il, de confondre le désir du rêve avec tout ce qui est de l'ordre du préconscient.

 

Voilà!

Remarquez comment on comprend cela d'habitude après l'avoir lu. On dit – il y a ce qui est manifeste et ce qui est latent. On entre alors dans un certain nombre de complications. Ce qui est manifeste, c'est la composition. L'élaboration du rêve parvient à faire – très joli virage de son premier aspect, le souvenir – que le sujet est capable de vous évoquer ce qui est manifeste. Mais ce qui compose le rêve est quelque chose que nous devons chercher, et qui est vraiment de l'inconscient. Ce désir, nous le trouvons ou nous ne le trouvons pas, mais nous ne le voyons jamais que se profiler derrière. Le désir inconscient est comme la force directrice qui a forcé tous les Tagesresten, ces investissements vaguement lucides, à s'organiser d'une certaine façon. Cette composition aboutit au contenu manifeste, c'est-à-dire à un mirage qui ne répond en rien à ce que nous devons reconstruire, et qui est le désir inconscient.

 

 

 

3

 

Comment peut-on se représenter ça avec mon petit schéma? M. Hyppolite, d'une façon opportune, m'a forcé de tout investir au début de cette séance. Nous ne réglerons pas cette question aujourd'hui. Mais il faut bien avancer un peu.

Il est indispensable ici de faire intervenir ce qu'on peut appeler les commandes de l'appareil.

Donc, le sujet prend conscience de son désir dans l'autre, par l'intermédiaire de l'image de l'autre qui lui donne le fantôme de sa propre maîtrise. De même qu'il est assez fréquent dans nos raisonnements scientifiques que nous réduisions le sujet à un oeil, nous pourrions aussi bien le réduire à un personnage instantané saisi dans le rapport à l'image anticipée de lui-même, indépendamment de son évolution. Mais il reste que c'est un être humain, qu'il est né dans un état d'impuissance, et que, très précocement, les mots, le langage, lui ont servi d'appel, et d'appel des plus misérables, quand c'était de ses cris que dépendait sa nourriture. On a déjà mis ce maternage primitif en relation avec les états de dépendance. Mais enfin ce n'est pas une raison pour masquer que, tout aussi précocement, cette relation à l'autre est, par le sujet, nommée.

Qu'un nom, si confus soit-il, désigne une personne déterminée, c'est exactement en cela que consiste le passage à l'état humain. Si on doit définir à quel moment l'homme devient humain, disons que c'est au moment où, si peu que ce soit, il entre dans la relation symbolique.

La relation symbolique, je l'ai déjà souligné, est éternelle. Et non pas simplement parce qu'il faut qu'il y ait effectivement toujours trois personnes – elle est éternelle en ceci que le symbole introduit un tiers, élément de médiation, qui situe les deux personnages en présence, les fait passer sur un autre plan, et les modifie.

Je veux encore une fois reprendre ce point, et de loin, même si je dois pour cela m'arrêter aujourd'hui en route.

M. Keller, qui est un philosophe gestaltiste, et qui, à ce titre, se croit très supérieur aux philosophes mécanicistes, fait toutes sortes d'ironies sur le thème stimulus-réponse. Il dit quelque part la chose suivante – c'est tout de même drôle de recevoir de M. Untel, éditeur à New York, la commande d'un bouquin, car si nous étions dans le registre stimulus-réponse, on croirait que j'ai été stimulé par cette commande et que mon livre est la réponse. Oh ! là là ! dit Keller en faisant appel à l'intuition vécue de la façon la plus justifiée, ce n'est pas si simple. Je ne me contente pas de répondre à cette invite, je suis dans un état de tension effroyable. Mon équilibre – notion gestaltiste – ne se retrouvera que quand cette tension aura pris la forme de réalisation du texte. Cet appel reçu produit chez moi un état dynamique de déséquilibre. Il ne sera satisfait que quand il aura été assumé, c'est-à-dire quand aura été fermé le cercle d'ores et déjà anticipé par le fait même de cet appel à une réponse pleine.

Ce n'est nullement une description suffisante. Keller suppose dans le sujet le modèle préformé de la bonne réponse, et introduit un élément de déjà-là. A la limite, c'est avoir réponse à tout par la vertu dormitive. On se contente de poser que le registre de relations génératrices de toute l'action, c'est que le sujet n'a pas réalisé le modèle déjà tout inscrit en lui. Il n'y a là que la transcription, à un degré plus élaboré, de la théorie mécaniciste.

Non, on ne doit pas méconnaître ici le registre symbolique, qui est celui par où se constitue l'être humain en tant que tel. En effet, à partir du moment où M. Keller a reçu la commande, a répondu oui, a signé un engagement, M. Keller n'est pas le même M. Keller. Il y a un autre Keller, un Keller engagé, et aussi une autre maison d'édition, une maison d'édition qui a un contrat de plus, un symbole de plus.

Je prends cet exemple grossier, tangible, parce qu'il nous met en plein dans la dialectique du travail. Dans le seul fait que je me définis par rapport à un monsieur comme son fils, et que je le définis, lui, comme mon père, il y a quelque chose qui, si immatériel que ça puisse paraître, pèse tout aussi lourd que la génération charnelle qui nous unit. Et même, pratiquement, dans l'ordre humain, ça pèse plus lourd. Car, avant même que je sois en état de prononcer les mots de père et de fils, et même si lui est gâteux et ne peut plus prononcer ces mots, tout le système humain alentour nous définit déjà, avec toutes les conséquences que ça comporte, comme père et fils.

Donc, la dialectique du moi à l'autre est transcendée, placée sur un plan supérieur, par le rapport à l'autre, par la seule fonction du système du langage, en tant qu'il est plus ou moins identique, en tout cas fondamentalement lié, à ce que nous appellerons la règle, ou mieux encore, la loi. Cette loi à chaque instant de son intervention, crée quelque chose de nouveau. Chaque situation est transformée par son intervention, quelle qu'elle soit sauf quand nous parlons pour ne rien dire.

Mais cela même, je l'ai expliqué ailleurs, a sa signification. Cette réalisation du langage qui ne sert plus que comme une monnaie effacée que l'on se passe en silence – phrase citée dans mon rapport de Rome et qui est de Mallarmé – montre la fonction pure du langage, qui est de nous assurer ce que nous sommes, et rien de plus. Qu'on puisse parler pour ne rien dire est tout aussi significatif que le fait que, quand on parle, en général c'est pour quelque chose. Ce qui est frappant, c'est qu'il y a beaucoup de cas où on parle alors qu'on pourrait bien se taire. Mais se taire, alors, c'est justement ce qu'il y a de plus calé.

Nous voilà introduits à ce niveau élémentaire où le langage est immédiatement accolé aux premières expériences. Car c'est une nécessité vitale qui fait que le milieu de l'homme est un milieu symbolique.

Dans mon petit modèle, pour concevoir l'incidence de la relation symbolique, il suffit de supposer que c'est l'intervention des rapports de langage qui produit les virages du miroir, lesquels présenteront au sujet, dans l'autre, dans l'autre absolu, des figures différentes de son désir. Il y a connexion entre la dimension imaginaire et le système symbolique, pour autant que s'y inscrit l'histoire du sujet, non pas l’Entwickelung, le développement, mais la Geschichte, soit ce dans quoi le sujet se reconnaît corrélativement dans le passé et dans l'avenir.

Je sais que je dis ces mots rapidement, mais je vais les reprendre plus lentement.

Le passé et l'avenir précisément se correspondent. Et pas dans n'importe quel sens – pas dans le sens que vous pourriez croire que l'analyse indique, à savoir du passé à l'avenir. Au contraire, dans l'analyse justement, parce que la technique est efficace, ça va dans le bon ordre – de l'avenir au passé. Vous pourriez croire que vous êtes en train de chercher le passé du malade dans une poubelle, alors qu'au contraire, c'est en fonction du fait que le malade a un avenir que vous pouvez aller dans le sens régressif.

Je ne peux pas vous dire tout de suite pourquoi. Je continue.

Tous les êtres humains participent à l'univers des symboles. Ils y sont inclus et le subissent, beaucoup plus qu'ils ne le constituent. Ils en sont bien plus les supports qu'ils n'en sont les agents. C'est en fonction des symboles, de la constitution symbolique de son histoire, que se produisent ces variations où le sujet est susceptible de prendre des images variables, brisées, morcelées, voire à l'occasion inconstituées, régressives de lui-même. C'est ce que nous voyons dans les Vorbilden normaux de la vie quotidienne du sujet aussi bien que dans l'analyse, d'une façon plus dirigée.

Qu'est-ce que c'est alors, là-dedans, que l'inconscient et le préconscient ?

Il faudra que je vous laisse aujourd'hui sur votre faim. Mais sachez quand même que la première approximation que nous pouvons en donner, dans notre perspective d'aujourd'hui, c'est qu'il s'agit là de certaines différences, ou plus exactement de certaines impossibilités liées à l'histoire du sujet, en tant que, précisément, il y inscrit son développement.

Nous revalorisons maintenant la formule ambiguë de Freud, zeitlich-Entwickelungsgeschichte. Mais limitons-nous à l'histoire, et disons que c'est en raison de certaines particularités de l'histoire du sujet qu'il y a certaines parties de l'image réelle ou certaines phases brusques. Aussi bien s'agit-il d'une relation mobile.

Dans le jeu intra-analytique, certaines phases ou certaines faces – n'hésitons pas à faire des jeux de mots – de l'image réelle ne pourront jamais être données dans l'image virtuelle. Au contraire, tout ce qui est accessible par simple mobilité du miroir dans l'image virtuelle, ce que vous pouvez voir de l'image réelle dans l'image virtuelle, est plutôt à situer dans le préconscient. Tandis que les parties de l'image réelle qui ne seront jamais vues, les endroits où l'appareil grippe, où il se bloque – nous ne sommes plus à ça près de pousser un peu loin la métaphore – ça, c'est l'inconscient.

Si vous croyez avoir compris, vous avez sûrement tort. Vous verrez les difficultés que présente cette notion de l'inconscient, et je n'ai d'autre ambition que de vous les montrer. D'une part, l'inconscient est, comme je viens de le définir, quelque chose de négatif, d'idéalement inaccessible. D'autre part, c'est quelque chose de quasi réel. Enfin, c'est quelque chose qui sera réalisé dans le symbolique ou, plus exactement, qui, grâce au progrès symbolique dans l'analyse, aura été. Je vous montrerai d'après les textes de Freud que la notion de l'inconscient doit satisfaire à ces trois termes.

Mais je vais tout de suite vous illustrer le troisième d'entre eux, dont l'irruption peut vous paraître surprenante.

N'oubliez pas ceci – Freud explique d'abord le refoulement comme une fixation. Mais au moment de la fixation, il n'y a rien qui soit le refoulement – celui de l'homme aux loups se produit bien après la fixation. La Verdrängung est toujours une Nachdrägung. Et alors, comment expliquer le retour du refoulé ? Si paradoxal que ce soit, il n'y a qu'une façon de le faire – ça ne vient pas du passé, mais de l'avenir.

Pour vous faire une idée juste de ce qu'est le retour du refoulé dans un symptôme, il faut reprendre la métaphore que j'ai glanée chez les cybernéticiens – ça m'évite de l'inventer moi-même, car il ne faut pas inventer trop de choses.

Wiener suppose deux personnages dont la dimension temporelle irait en sens inverse l'une de l'autre. Bien entendu, ça ne veut rien dire, et c'est ainsi que les choses qui ne veulent rien dire signifient tout d'un coup quelque chose, mais dans un tout autre domaine. Si l'un envoie un message à l'autre, par exemple un carré, le personnage qui va en sens contraire verra d'abord le carré s'effaçant, avant de voir le carré. C'est ce que, nous aussi, nous voyons. Le symptôme se présente d'abord à nous comme une trace, qui ne sera jamais qu'une trace, et qui restera toujours incomprise jusqu'à ce que l'analyse ait procédé assez loin, et que nous en ayons réalisé le sens. Aussi peut-on dire que, de même que la Verdrängung n'est jamais qu'une Nachdrägung, ce que nous voyons sous le retour du refoulé est le signal effacé de quelque chose qui ne prendra sa valeur que dans le futur, par sa réalisation symbolique, son intégration à l'histoire du sujet. Littéralement, ce ne sera jamais qu'une chose qui, à un moment donné d'accomplissement, aura été.

Vous le verrez mieux grâce à mon petit appareil. Je vais vous faire une confidence – j'y ajoute un petit bout tous les jours. Je ne vous l'apporte pas tout fait, comme Minerve sortant du cerveau d'un Jupiter que je ne suis pas. Nous le suivrons tout au long jusqu'au jour où quand il commencera à nous paraître fatigant, alors nous le lâcherons. Jusque-là, il servira à nous montrer la construction de ces trois faces nécessaires à la notion de l'inconscient pour que nous la comprenions, en éliminant toutes ces contradictions que Perrier rencontre dans le texte qu'il nous présente.

Nous en resterons là pour aujourd'hui. Je ne vous ai pas encore montré pourquoi l'analyste se trouve à la place de l'image virtuelle. Le jour où vous aurez compris pourquoi l'analyste se trouve là, vous aurez compris à peu près tout ce qui se passe dans l'analyse.

 

7 AVRIL 1954.